Archives par étiquette : antimilitaire

CABU, LE CÔTÉ ENSOLEILLÉ DE LA RUE

Cabu est mort, assassiné à 77 ans dans l’attentat qui a frappé le journal Charlie Hebdo le 7 janvier 2015. Alors que la voix de l’antiterrorisme entonne son refrain monotone, il faudrait désormais accepter de nouvelles mesures sécuritaires, celles-là mêmes qui n’ont pas su protéger la rédaction du journal satirique. La liberté d’expression deviendrait ainsi la justification d’une logique antiterroriste qui menace nos libertés, et en particulier la liberté d’expression : la boucle serait bouclée.

Le dessinateur Cabu détestait – le mot n’est pas trop fort – l’armée. Il vomissait le 14 Juillet, les défilés militaires, les hymnes, les uniformes. Il adorait le swing, les chansons gaies, mais aussi, selon ses propres mots, « tout ce qui n’est pas encore bétonné ». Antinucléaire, compagnon de nombreux combats écologistes, il n’a pas hésité à utiliser son dessin et ses passages à la télévision pour dénoncer les risques associés aux centrales et aux usines d’armement. Féroce critique du clan Le Pen, considérant les religions comme des idéologies, il a fait face avec véhémence à toutes celles et ceux qui, épris de morale et de nationalisme, lui ont reproché ses opinions et sa liberté de crayon.

Dans un contexte politique très sombre, rappelons-nous bien qui est Jean Cabut, revenu bouleversé par 27 mois de service militaire en Algérie. Ses chemises hawaïennes et ses pulls colorés, ses ripostes cinglantes aux censeurs de tous poils, son rire affiché face la mort, sa profonde et absolue détestation de la guerre : Cabu a bien des choses à nous dire sur l’actualité, lui qui dessinait « pour montrer le côté ensoleillé de la rue ».

> lire la chronique sur mediapart [accès abonnés]
> voir la vidéo sur vimeo / dailymotion
/ youtube

CABU, LE CÔTÉ ENSOLEILLÉ DE LA RUE [FRAGMENTS]

Mohamed Ali Cabu
Cabu – J’ai des lettres, faudra que je vous retrouve ça. Des lettres d’injures. Souvent… Mais c’est anonyme. Ça commence par «Monsieur Mohamed Ali Cabu» : ça, c’est les lepénistes qui m’écrivent.

La guerre du Golfe
Hugues Huet – Qu’est-ce que vous voulez montrer là ?
Cabu – Toujours le Golfe. C’est la roue de la fortune nouvelle manière avec les cercueils qui tournent. Au hasard la chance.
Hugues Huet – Le Golfe, très inspiré même si cette guerre se termine bientôt. Alors est-ce que la grosse Bertha pourra poursuivre sa diffusion ?

La mort, l’armée, la religion
Bernard Pivot – Est-ce que vous pourriez accueillir Cabu au Figaro, Giesbert ?
Franz-Olivier Giesbert – Je sais pas c’est plutôt à lui qu’il faudrait poser la question.
Bernard Pivot – Non, mais est-ce que…
Franz-Olivier Giesber – Oh évidemment il y a des dessins extrêmement drôles de Cabu que j’aimerais volontiers publier au Figaro
Cabu – Mais pas dans la page 2, hein, vous ne me mettriez pas dans la page 2. Surtout à côté du courrier des lecteurs, je sais pas si vous voyez le courrier des lecteurs, trois quarts de lepénistes ! Comment vous pouvez supporter ça ?
Franz-Olivier Giesbert – Non, non, non…
Cabu – Ah si, ah si. Faites le compte vous verrez […]
Franz-Olivier Giesbert – Mais vous êtes d’accord, vous pensez aussi qu’on a le droit de censurer, enfin quand on dirige un journal…
Cabu – Vous avez le droit de faire un choix, quoi.
Franz-Olivier Giesbert – Oui c’est ça, on a le droit de faire un choix…
Cabu – Mais ne mettez pas de côté toujours les mêmes thèmes, c’est-à-dire la mort, l’armée, la religion. Vous voyez ?
Franz-Olivier Giesbert – Parce que voyez-vous dans ces dessins, il n’y en a pratiquement, je crois, aucun que j’aurais aimé publier.
Cabu – Ça c’est bien. Parce que si j’avais eu une bonne critique du Figaro je me serais dit  : merde, je me suis planté, hein ! Alors ça, ouf !

Le beauf et la France profonde
Cabu – C’est le personnage qui embête tout le monde, qui n’a aucun doute, alors lui il n’a que des convictions. Il représente le bon sens français, mais il ne se rend pas compte qu’il est complètement manipulé. Le bon sens va toujours dans le sens de l’idéologie du moment, dominante, comme par hasard. […] Il est partout chez lui, il est à l’aise dans cette société : les centrales nucléaires il en faut, l’armée tous les pays en ont. Ce n’est pas vrai, il y a un pays qui n’a pas d’armée, le Costa Rica ! (rires). Et puis l’Islande, mais enfin, ils ont une base de l’OTAN chez eux… […] Je constate que cette France profonde-là n’a rien empêché du tout, ils ont adhéré au modèle américain tout à fait, ils vont dans les supermarchés. Donc c’est un personnage négatif, parce qu’il ne sert à rien, il ne sert à rien pour conserver ce que j’aime, par exemple. Parce qu’il y a des choses que j’aime, dans la France profonde.
Bernard Pivot – Quoi ?
Cabu – Eh bien, tout ce qui n’est pas encore bétonné, par exemple. Moi je suis un passéiste, sûrement.
Bernard Pivot – Vous êtes un passéiste ?
Cabu – Sûrement. Parce que si être passéiste c’est être contre les centrales nucléaires, contre l’armée, qu’est-ce que vous voulez, oui…
Bernard Pivot – Parce que le beauf  aime le progrès ?
Cabu – Ah oui ! Il ne veut surtout pas être en retard d’un progrès alors il avale tout.
Bernard Pivot – Les chasseurs sont des beaufs, vous n’aimez pas les chasseurs non plus…
Cabu – En première ligne.
Bernard Pivot – Ah bon ?
Cabu – Juste après les militaires. C’est Cavanna qui dit ça : c’est quand même extraordinaire : les animaux, les lapins par exemple, ils ne regardent pas passer un défilé de lapins avec des couteaux. Et nous les hommes, on fait ça ! On a défilé le 14 juillet avec nos armes, avec ce qui va servir à nous détruire. Non ? Ça ne vous choque pas ?
Bernard Pivot – Oh mais je vous écoute […]
Cabu – Il faut dire que Charlie Hebdo n’est possible que dans très peu de pays, dont la France, c’est vrai. Et c’est pour ça que moi je défends certains trucs de nos institutions, par exemple. […] On a arraché toutes ces libertés, il faut faire attention de les conserver et je crois que c’est le rôle de Charlie Hebdo, quand même.

Un métier de provocation et de réflexion
Franz-Olivier Giesbert – Mais vous assumez tous ces dessins ?
Cabu – Dans ce livre, là ?
Franz-Olivier Giesbert – Oui.
Cabu – Oh oui ! (rires).
Franz-Olivier Giesbert – Non parce que moi j’aime beaucoup Cabu mais c’est vrai que certains de ses dessins ici sont limites. On comprend très bien qu’ils aient été, comme il dit, interdits.
Cabu – Mais vous savez, moi je trouve que je suis encore très gentil. Parce qu’avec tout ce qu’on ingurgite tous les jours dans le monde dans lequel on vit, dans lequel je vis, je trouve que je suis en dessous de ce que je devrais être. Je fais un métier de provocation, de réflexion.
Bernard Pivot – Vous pourriez être encore plus méchant ? Vous ne l’êtes pas assez ?
Cabu – Oui, je ne suis pas assez méchant !

Je dessine pour me venger
Cabu – J’ai toujours envie de rigoler et de me venger. Finalement j’ai un mauvais fond, je crois. Je dessine pour me venger de tout ce que j’entends, de tout ce que je vois. Un dessinateur, c’est un clown, c’est un bouffon à qui on permet de temps en temps de dire la vérité, mais surtout de faire rire.
Journaliste – Est-ce que le monde est toujours aussi noir que ces dessins ?
Cabu – Non, c’est pour qu’il ne devienne pas aussi noir que je le représente comme ça, je crois. Étant écolo, je pense que normalement on va bientôt crever. J’en suis persuadé ! (rires) Et ça se rapproche, hein…

Quand tu es imprimé, tu vois tes défauts
Dorothée – C’est vrai, tu n’en reviens pas toi non plus ? Eh bien, moi non plus. Cabu s’est réveillé. Il est avec nous aujourd’hui. C’est gentil de venir, Cabu […]
Cabu – Pour faire le métier que je fais il n’y a pas d’école, mais enfin j’ai commencé par faire un journal au lycée.
Dorothée – Tout de suite dès le départ, tu dessinais tout le temps ? À l’école c’est ce que tu faisais, non ?
Cabu – Oui, c’est traditionnel, dès l’âge de 12 ans j’avais envie de faire des dessins dans les journaux.
Dorothée – Dans les journaux ?
Cabu – Oui parce que quand j’étais petit il n’y avait pas encore la télévision, tu vois (rires).
Dorothée – Y a longtemps, alors…
Cabu – Oui, enfin c’était les débuts de la télévision. Alors j’ai fait un petit journal où j’étais le rédacteur en chef, je distribuais, je le vendais, tu vois, je faisais tout. Et je faisais une page de dessin, pour passer mes dessins.
Dorothée – Ah ben, c’est un moyen d’avoir ses propres dessins dans un journal, je vais te dire…
Cabu – Et après à quinze ans et demi, je suis allé voir le rédacteur en chef d’un journal régional qui s’appelle l’Union de Reims, et ils m’ont passé des dessins. Au début un par semaine, puis après j’en avais presque chaque jour. J’ai appris à dessiner là, j’allais au conseil municipal, je faisais des caricatures.
Dorothée – Déjà ? À Quinze ans ? C’est assez surprenant, quand même.
Cabu – Alors à partir du moment où tu es imprimé, tu vois mieux tes défauts, parce que les dessins sont réduits.

L’antimilitariste
Cabu – C’est vrai, je suis parti à vingt ans en Algérie, en 58, je ne connaissais rien à rien. Je suis revenu, j’avais quand même compris quelque chose de la vie politique, peut-être pas internationale comme vous le disiez mais je suis resté antimilitariste en tout cas, c’est vrai. […]

Cabu – Je n’ai trouvé aucune camaraderie, c’est vrai, sinon la camaraderie que procurent la boisson, la phallocratie. Tous les excès, tous les vices humains sont révélés et sont développés dans une caserne, alors ne venez pas me dire qu’à la caserne vous avez trouvé une amitié ! Vous avez trouvé des gens qui pensaient comme vous et c’était ça l’amitié, comme ça (geste de quelqu’un qui montre ses biscotos) […] On nous désigne toujours un ennemi. Mais là je voudrais demander au capitaine : aviez-vous l’impression, en Indochine, de défendre la patrie ? Est-ce qu’il y avait une agression aux frontières de la France ? Vous étiez à dix mille kilomètres de la France, je ne comprends pas ce que vous faisiez en Indochine.
Le capitaine – D’abord monsieur Cabu, moi je n’ai pas été en Indochine, je n’avais pas l’âge de l’Indochine.
Cabu – Ah bon mais alors… C’est un roman ? Ah oui c’est un roman.
Le capitaine – C’est un roman.

Cabu – Parce que je n’étais pas sursitaire, je suis parti vraiment à 20 ans, en mars 58. Je suis parti en civil, en était tondus en arrivant et habillés en militaires, et là j’ai fait mon instruction civique si tu veux, là-bas. J’étais bête, parce que je dessinais dans l’Union de Reims mais ce n’était pas un journal engagé. Et c’est vraiment en Algérie que j’ai compris que malheureusement j’avais participé malgré moi à la dernière guerre coloniale, quand même, c’est vrai. Je n’ai tué personne, par chance.

Dorothée (montrant une photo) – Alors voilà, tu étais là. Tu avais quel âge à peu près ?
Cabu – J’avais cinq ans, là.
Dorothée – Tu étais mignon, tu étais toujours mignon. Tu te teins les cheveux ?
Cabu – Ben non, j’étais blond c’est vrai.
Dorothée (montrant une autre photo) – Bon ça, c’est la tête qu’on connaît, un peu plus jeune mais pas tellement. (Montrant une autre photo) T’as été militaire ?
Cabu – Oui oui j’ai été militaire.
Dorothée – Eh ben, t’es pas mal avec les cheveux courts !
Cabu – Le plus mauvais souvenir de ma vie (rires).
Dorothée (montrant une autre photo) – Et puis là, on connaît.
Cabu – Ça c’était une émission sur le Canada, tu te rappelles ? Il y avait des Indiens sur le plateau.
Dorothée – Oui, je me souviens.

Cabu (qui vient de voir un reportage) – Ah, elle est belle, ma voiture ! Je ne l’avais jamais vue filmée comme ça, c’est formidable. Puis c’est bien fait.
Lionel Cassan – Tu es content qu’on l’ait filmée ?
Cabu – Ah oui, si vous pouvez me donner la cassette… […] On n’a pas de mérite à être souriants dans la vie, parce qu’on fait sa psychanalyse toute la journée dans nos dessins, ce qui nous permet quand même de souffler après. C’est vrai, tu dis beaucoup de ce que tu penses, dans tes dessins, enfin le rêve c’est ça. Donc après, tu peux être de bonne humeur, quoi.
Lionel Cassan – Un fois que tu t’es défoulé en dessinant ?
Cabu – Oui voilà, on se défoule, c’est vrai. […] On doit pouvoir rire de tout, c’est une défense aussi, c’est pas parce qu’on est sans cœur, c’est parce que tu te défends. Qu’est-ce que tu veux, tu sais que tu vas mourir un jour et en attendant, tu essaies de passer le temps le plus agréablement possible, c’est tout ce que tu peux faire (rires).
Lionel Cassan – Et ça te fait rire !
Cabu – Si j’ai le cancer un jour, il faut que je rigole avec le cancer. Ce sera une défense. Je ne sais pas si je saurai, remarque.

Wolinski (témoignage filmé) – Quand il boit du champagne, ça lui monte vite à la tête et à ce moment-là on lui fait chanter Charles Trenet, comme toujours. Il connaît tout Charles Trenet par cœur. Je me souviens d’un soir à l’époque des débuts d’Hara-Kiri, où il nous a chanté tout Charles Trenet debout sur une table. Sans cela, je n’ai pas que des bons souvenirs. On a partagé des souvenirs tristes avec Cabu, on n’a pas eu que des joies. On a eu des morts, on a eu des faillites, on a eu des interdictions, et tout ça on l’a partagé aussi. C’est ça qui fait l’amitié.
Cabu (en plateau) – Ça c’est un ami de toujours, parce que c’est vrai qu’on était ensemble au début d’Hara-Kiri, en 1960, t’as qu’à voir ! Lui il revenait du service militaire et moi aussi, c’est vrai qu’à l’époque c’était pas très brillant… (rires). Wolinski, j’aime beaucoup parce qu’en plus c’est un des types les plus drôles dans la vie. La plupart des dessinateurs ne sont pas drôles dans la vie, je te dis, c’est les dessins qui sont intéressants. Mais lui, quand ça ne marchera plus, il pourra faire un numéro de cabaret, oui oui !

Cabu – Nous les dessinateurs on n’a jamais d’ennui avec les hommes politiques. C’est toujours les militaires, les religieux.
Bernard Pivot – Vous avez eu plusieurs procès pour antimilitarisme déclaré.
Cabu – Six procès avec l’armée.

Jamais communiste
Cabu (aux côtés de Claude-Marie Vadrot) – Ni l’un ni l’autre n’étions des communistes, à aucun moment de notre vie. Donc on n’a rien à prouver, on n’a pas de vieilles…
Invité – De vieilles images à effacer ?
Cabu – C’est ça.
Claude-Marie Vadrot – Pas de regret. Ça n’a jamais été notre idéal ni notre modèle l’URSS, donc on regarde ça tranquillement.
Invité – Pas de vieux dessins à déchirer…
Cabu – Oui, oui.

Intermède
Jean Daniel Flaysakier (montrant un dessin de Cabu où Pasqua, représenté en King Kong velu en haut d’une tour, attrape un avion au vol) – La solution pour arrêter le baron noir, c’était de remettre King Kong ?
Cabu – Oui.
Jean Daniel Flaysakier (imitant l’accent de Pasqua) – Qui ressemble fortement au ministre de l’intérieur, actuellement au chômage, mais qui va reprendre de l’activité.
Cabu – Comment voulez-vous que…?
Jean Daniel Flaysakier – L’insécurité recule, comment voulez-vous que je vous en parle ? (rire).

L’enquête et la relation aux lecteurs
Gérard Hinet – Cabu, c’est de l’enquête. C’est plus une démarche, je dirais, journalistique. On prend un problème, on va dans un village ou dans une ville, on enquête, et au lieu de faire un article écrit ou un reportage de télévision comme nous en verrons un tout à l’heure, vous, vous faites une enquête par dessin.
Cabu – C’est ça, oui.
Gérard Hinet – Alors ça donne la France des beaufs. Je dois dire, c’est pas tellement réjouissant non plus pour les 53 millions de Français, la France des beaufs !
Cabu – Qu’est-ce que vous voulez, c’est mon guide à moi, c’est le guide de l’été. Évidemment, il y a un parti pris…
Gérard Hinet – Donc si on vous suit dans votre guide, on va se retrouver tous à passer nos vacances au pied de centrales nucléaires ?
Cabu – Ben, vous savez, il ne reste pas beaucoup d’endroit où il n’y a pas de centrales nucléaires ! Il n’y a à peu près que le Massif central…
Gérard Hinet – Oui mais là, il y a des manufactures d’armes.
Cabu – Oui, oui, oui (rires).
Gérard Hinet – Comment procédez-vous pour ces enquêtes ?
Cabu – Eh bien, vous savez, je contacte les lecteurs de Charlie Hebdo. Je crois qu’on a la chance de…
Gérard Hinet – Vous avez des informateurs, alors ?
Cabu – Oui, on a la chance de travailler dans un journal où on a des relations un peu plus privilégiées que dans les autres journaux, je crois, on finit par connaître nos lecteurs. Souvent c’est eux qui m’envoient un petit mot en me disant : tu devrais venir dans mon coin, y a une usine d’armement, ou on est en train de construire une centrale nucléaire.

Dessiner dans sa poche
Willem (témoignage filmé) – C’est un dessinateur qui a besoin d’un seul regard pour stocker tout de suite tout ce qu’il voit dans sa tête.
Delambre (témoignage filmé) – Je l’ai vu un jour dessiner avec la main dans la poche et il nous a sorti un beau petit croquis qu’il avait dessiné en ayant le stylo dans la poche.
Willem – Il massacre à peu près tout ce qui bouge.
Delambre – C’est un peu notre maître à tous. (face caméra) Jean, qu’aurais-tu aimé faire si tu n’avais pas pu dessiner ?
Cabu (en plateau) – Je peux te répondre. J’aurais voulu être ou Cab Calloway ou Charles Trenet.
Lionel Cassan – Plutôt Charles Trenet, j’ai l’impression
Cabu (rires) – Quoique non, parce que pour faire Charles Trenet il faut écrire les chansons d’abord, tandis que Cap Calloway ne composait pas ses chansons.
Lionel Cassan – Mais je crois pas ça, tu dessines la main dans la poche ?
Cabu – Oui alors ça, c’est pour faire des reportages. Quand vous êtes devant un CRS, parce que j’avais fait ça devant un CRS, j’avais mon manteau, et c’est vrai que j’ai dessiné sa tête dans ma poche. Avec un petit crayon comme ça (il sort un crayon), tu peux très bien…
Lionel Cassan – Tu as toujours un crayon sur toi…
Cabu – Ah oui, oui. (Il sort un papier). Dans ta poche de manteau, tu peux prendre de la sténo. Tu prends le nez, comme ça. Même si ça ne colle pas, après tu reconstitues. Ce qui est important c’est d’avoir l’œil et le nez, quoi.

Retour sur l’Algérie
Cabu – Parce qu’il faut dire, aussi, que je faisais partie du contingent, et ils se méfiaient du contingent quand même. Quand nous étions ce qu’on appelle en opération, on entourait tu vois, on faisait un grand cercle comme ça de cinq kilomètres de rayon, et on était censés tirer sur tout ce qui fuyait. Mais on n’a jamais vu de fuyard. Parce qu’au milieu de cette zone, là, on voyait de la fumée, c’était les paras et la légion qui étaient aéroportés et qui faisaient des prisonniers, ou qui n’en faisaient pas. Voilà. Donc ça a duré 27 mois, c’était très long. Mais là aussi, j’ai connu l’adjudant Kronenbourg. Il existait, il ne s’appelait pas Kronenbourg évidemment mais il était quand même bourré à dix heures du matin et on dépendait de lui. Ceux qui s’appliquaient à être des bons tireurs, tu sais, comme à la kermesse ou à la fête à neuneu… Il ne fallait surtout pas être bon au tir, parce que tu étais envoyé comme éclaireur de pointe, ça veut dire la nuit, quand tu partais en opération, tu étais le premier tué en cas d’embuscade.
Laurent Gervereau – Cette période a été évidemment très marquante, après tu rentres en France et tu travailles pour différents journaux. Tu as travaillé pour le Figaro, d’ailleurs…
Cabu – C’était avant Hersant, hein, j’aurais jamais travaillé avec… Parce que…
Laurent Gervereau – Non, bien sûr, on est là au tout début des années 60. Tu fais des croquis de procès, et puis tu fais des croquis aussi sur la vie parisienne ?
Cabu – Voilà. Figure-toi que j’ai succédé, dans les pages spectacle, à Sennep, qui était parti. Pendant deux ans, j’ai fait des croquis de théâtre, j’aimais bien d’ailleurs, et puis ils m’ont fait faire des dessins pour le procès Ben Barka. J’ai suivi pendant 45 jours. J’assistais à tout et le soir j’allais porter mes dessins, en revenant, à la rédaction.

Cabu – En revenant du service militaire en Algérie, j’ai eu la chance de rencontrer Fred qui m’a présenté à Cavanna et ça s’est enchaîné comme ça. J’ai fait partie d’une équipe, donc j’ai bénéficié d’une émulation. Il y avait déjà Topor et Reiser à l’époque.
Françoise Laborde – Mais de toute façon le dessin politique s’est imposé tout de suite à vous, il n’ y a pas eu d’hésitation ?
Cabu – Non parce que c’était dans la foulée de l’Algérie, j’avais des choses à dire, j’avais des choses sur le cœur c’est vrai. […] On n’a pas vu beaucoup de causes aboutir, c’est vrai, moi j’en ai vu une, c’est les tribunaux militaires qui ont été abolis.

Les libertés
Cabu – Dans certains pays on ne peut pas représenter les gens du pouvoir, par exemple, dans tout le Moyen-Orient, il n’y a pas une culture de la caricature et en Iran vous ne pouvez pas représenter le président iranien. […] Le poids des religions, des intégrismes de toutes les religions, ça n’existait pas trop il y a vingt ans, c’est nouveau évidemment, ils nous font des procès, ils nous font des menaces parfois, et ça on ne peut pas l’accepter.

Benjamin Petrover – Vous ,Cabu, vous avez reçu des menaces ?
Cabu – Oui, oui. Au moment du procès des caricatures danoises, vous savez, qu’on a publiées, j’étais… J’étais protégé par la police ! (rires).
Benjamin Petrover – Ça vous fait rire, mais c’est pas drôle.
Cabu – Ça fait rire, oui, oui.
Benjamin Petrover – Ça a duré combien de temps ?
Cabu – Ça a duré trois semaines, seulement. Mais actuellement je peux vous dire que Riss, Charb et Luz sont toujours protégés par deux policiers chacun.
Benjamin Petrover – Donc ils sont toujours menacés.
Cabu – Il y a toujours des menaces de mort, pour un dessin vous vous rendez compte !
Benjamin Petrover – Émanant de qui ? C’est signé ? Ça reste anonyme ?
Cabu – Non, c’est pas signé, mais on sait d’où ça vient quand même…

François-Henri de Virieu – Est-ce qu’on peut rire avec l’inceste, est-ce qu’on peut rire avec la mort, la maladie ?
Cabu – Oui, pour désamorcer, pour ne pas dramatiser et montrer le grotesque de toutes les situations, même la mort.
Bernard Pivot – Est-ce qu’il vous est arrivé de faire des dessins particulièrement méchants que vous avez regretté ensuite, en vous disant non là j’y suis quand même allé un peu fort ?
Cabu (réfléchit) – Non, non (rires).
Bernard Pivot – Jamais ?
Cabu rit.

Cabu – Attendez, il y a Chevènement qui se présente, là, lui il me fait peur parce qu’il est trop nationaliste. J’ai fait un dessin récemment, c’était : « Même la mort n’en a pas voulu, vous n’allez quand même pas voter Chevènement ? »

Cabu – Je pense que… On continue à le faire, on ne va pas se prendre pour des héros non plus, on essaie de faire rire, d’abord. On est toujours étonnés parce qu’on veut faire rire et on nous menace de mort, c’est quand même incroyable…
Benjamin Petrover – Parce que le corollaire du titre de votre livre Peut-on encore rire de tout ? c’est surtout : pourra-t-on encore rire de tout ?
Cabu – Oui, oui, c’est ça. Mais je pense qu’en France, on peut encore rire de tout. On n’est pas en Iran, on n’est pas en Corée du Nord, vous voyez, il faut maintenir ce niveau d’esprit critique.

Le côté ensoleillé de la rue
Écoutez il y a des jours où on dit « qu’est-ce qu’il y a comme imbéciles sur la terre, on arrivera jamais à changer les choses ». Puis il y a des jours où on est un peu mieux et on se dit « il y a peut-être un espoir, peut-être que les jeunes vont changer le monde » et tout ça. En ce moment, c’est pas… C’est mal parti mais… […] Comment cela s’appelle en français ? Le côté ensoleillé de la rue ? (rires). C’est un bon slogan, d’ailleurs. Il faut dessiner pour montrer, quand même, qu’il y a un côté ensoleillé de la rue.